Aujourd’hui je vous emmène dans le nord-Isère, dans ce que les gens d’ici appellent « les terres froides ». C’est une réalité, le climat y est sévère, mais c’est aussi pour les yeux un régal de couleurs au fil des saisons. Les monts y sont bien moins hauts et bien plus doux que du côté de ma vallée, alors j’en profite aussi pour rééduquer mon regard à l’horizon lointain… C’est à la faveur de ce paysage préservé que toute la majesté et la puissance du Château de Virieu s’impose au détour d’un virage. Une brèche dans l’espace-temps. Une déconnexion consentante s’impose ; ça tombe bien parce que ça fait déjà un petit moment que le portable a démissionné .
Un accès sans doute autrefois compliqué, une vue dégagée, voilà un emplacement parfait pour la première maison-forte bâtie par Wilfrid de Virieu en l’an mil. Une situation idéale pour une fonction de défense, un peu surélevée en « motte castrale » typique du Moyen Âge. Sans héritier mâle, le château passe par alliance à la famille de Clermont au XIIIe siècle. Au XIVe siècle, c’est le transfert du Dauphiné au Royaume de France. Les Clermont lancent des campagnes de travaux pour agrandir et transformer le château, mais en conservant la forte base médiévale qu’on retrouve encore aujourd’hui. À la fin du XVIe siècle, Antoine de Clermont, préférant s’installer en Bourgogne, vend Virieu pour 600.000 livres tournois à Artus Prunier de Saint-André. Bon, je sais que vous êtes des lecteurs exigeants, alors après quelques recherches qui m’ont fait cuire mon cerveau ô combien mathématique, merci bien, je suis en mesure de vous dire que ça faisait environ 7.798 kilos d’argent de l’époque, soit 3,8 millions d’euros aujourd’hui. Tout ceci n’ayant aucun sens, on est bien d’accord, mais ça m’a amusée… et pour pas un rond tournois !
À la fin du XVIe siècle, les guerres de religion vont bientôt s’achever et Lesdiguières s’impose comme chef militaire à Grenoble et dans le Dauphiné. Lui pose ses valises à Vizille, et Artus Prunier de Saint-André, qui siège au Parlement de Grenoble, à Virieu, où il entame une nouvelle vague de restaurations et d’aménagements. Après sa mort en 1614, son fils Laurent achève les transformations en 1622. Ouf ! Juste à temps pour accueillir Louis XIII, de passage dans la région pour remettre à Lesdiguières son épée de connétable. Cette visite du Roi nous permet aujourd’hui d’admirer la chambre royale à l’intérieur du château mais aussi cinq canons, sous les arches de la cour intérieure, classés monuments historiques.
Virescit Vulnere Virtus – La blessure stimule le courage – la devise des Virieu
Le château resta ensuite dans la famille des Prunier de Saint-André, pas toujours dans la lignée directe, par alliance, jusqu’en 1874 où il est vendu à Alphonse de Virieu. Retour à la maison. Lui n’était pourtant pas bien loin car il vivait à quelques kilomètres de là au château de Pupetières.
Il bénéficia de nouveaux travaux de 1924 à 1928 sous l’impulsion d’un neveu d’Alphonse de Virieu, Henri, qui l’ouvra à la visite en 1935.
Derniers faits remarquables au cœur de la forteresse résistante, à l’occasion de la Seconde Guerre Mondiale, les 40 tonnes de munitions cachées par le Marquis et la Marquise de Virieu, et surtout ces familles juives recueillies et cachées qui vaudront à Xavier et Marie-Françoise de Virieu d’être élevés au rang de « Justes parmi les Nations » lors d’une cérémonie posthume le 17 juillet 2016.
La cuisine façon jeu de piste
Depuis la cour intérieure et la galerie des canons, on arrive tout de suite dans la cuisine médiévale du château. Et là, surprise :
Vous l’avez compris, nous sommes dans une salle à manger !
Ce n’est pas une erreur, cette pièce était bel et bien la cuisine d’origine au Moyen Âge. Il faut alors l’imaginer bien plus dépouillée, et avec de la terre battue au sol. On reconnaît l’imposante cheminée, avec son arc surbaissé (typique du XIVe siècle) tout en longueur, le four à pain et les nombreux accessoires et ustensiles du XVIIe siècle.
C’est au XVIIe justement que la cuisine est délocalisée et que cette pièce devient une salle-à-manger. La raison ? Politique. Le but ? Réseauter. Alors au XVIIe, on n’expose pas sa fausse merveilleuse vie à longueur de temps pour se construire une image photoshopée. Non, mais on invite, on reçoit dans sa merveilleuse demeure, on se montre, on est bien habillé, on a des gens à son service et on mange varié et en quantité.
Le contexte est celui-ci : bien que né à Grenoble, notable, premier président du Parlement de Grenoble, conseiller spécial du Roi, Artus (deuxième du nom) Prunier de Saint-André est issu d’une famille originaire de Touraine. Aïe.
À Virieu, pour ces gens qui ne sont pas du cru, il s’agit d’avoir une vie sociale rigoureuse susceptible d’asseoir leur identité territoriale. Ils doivent se faire un nom car ils ne sont pas issus d’une noblesse de territoire (Virieu) ou d’une noblesse d’épée (Clermont). Les réceptions font partie de cette volonté de se positionner comme puissants sur le territoire. La grande pièce est réaménagée en salle à manger.
On estime, aux grandes heures du château, qu’il y avait une quarantaine d’âmes sur place entre la famille, le cercle et les domestiques. Ça promet quelques bonnes tablées les jours de réception !
Aujourd’hui plusieurs ustensiles ont retrouvé leur place d’origine.
Outre le four à pain, on reconnaît la crémaillère, le système de rôtisserie, les poêles et marmites (dont la poissonnière garnie de produits venant tout droit du lac de Paladru, à quelques kilomètres).
Quelques mentions spéciales
Deux modèles d’égrugeoirs, dont le grand est un modèle tout à fait remarquable avec ses deux becs verseurs.
Je croyais retrouver mon lave-vaisselle fétiche en voyant cette marmite. Mais surprise ! Il s’agit d’un alambic confiturier !
La plaque foyère, une pièce importante de la cheminée, et particulièrement ici. Peut-être encore plus particulièrement lorsque la pièce devient salle à manger. En effet il s’agit d’une plaque foyère du XIIIe siècle, sur laquelle on voit le blason des Chartreux, un globe surmonté d’une croix, et qui vient du monastère de la Sylve-Bénite. C’est presque du Tolkien … C’est surtout encore une fois le moyen d’afficher son appartenance à un territoire et ses liens avec les plus respectables de ses habitants.
Il n’y a plus dans cette pièce de traces relatives à l’eau, évier, évacuation. Ceci a sans doute été détruit au moment du transfert de la cuisine.
Côté denrées alimentaires, le château était approvisionné par les nombreuses fermes alentour et plus particulièrement par les deux fermes qui jouxtent l’entrée du domaine, et qui appartiennent encore aujourd’hui au château.
Cuisine, cuisine où t’es ?
Alors vous avez suivi avec moi, on réseaute, on invite, on se fait des amis virtuels. Et notre cuisine dans tout ça, elle est passée où alors ? Me voilà dans la cuisine, qui n’est pas la cuisine, c’est pourquoi nous l’appelons la cuisine. (tribute to Alexandre Jollien)
Le jeu de piste continue… Cuisine, cuisine où t’es ? (tribute to Stromae, chacun son goût comme disait Annibal Lecter)
Elle a été transférée au sous-sol au XVIIe siècle pour ne plus en bouger. À titre tout à fait exceptionnel, j’ai pu aller jeter un œil et voir ce qu’il en reste, car toute cette partie n’est pas du tout accessible au public, pour des raisons de sécurité évidentes.
On ne peut plus distinguer les éléments constitutifs d’une cuisine XVIIe, on ne voit plus de hotte ou d’emplacement de cheminée par exemple. Ce qu’il en reste fait penser à une cuisine du XIXe siècle, on reconnaît l’emplacement du monte-plat qui arrivait dans la fameuse salle à manger.
Cet endroit cache pourtant un véritable trésor à mon sens avec cette cuisinière du XIXe ! Landru aurait adoré ! Évacuation des fumées par le sol, une révolution ! Les tuyaux qui partent vers le haut alimentent un système de chauffage central (ils mènent à une réserve d’eau chaude), tout le confort moderne !
Je quitte le château de Virieu après cette visite incroyable et cette histoire d’une cuisine qui se déplace avec le temps. On ressent une empreinte historique forte, et ce pour chaque période que la forteresse aura traversé. Tourelles, remparts, cours, muraille, créneaux, tours, donjon, arcades, voutes, tout est là pour témoigner du passé et de l’histoire de ce château si fort. Les autres pièces du château ouvertes à la visite permettent de s’en approcher, tout doucement. Je n’oublie pas les jardins à la française, les bassins qui habillent le domaine sans masquer pour autant la puissance originelle de la forteresse.
http://www.chateau-de-virieu.com
La page Facebook du Château de Virieu
Un grand merci à Laurence Pinzetta pour son accueil, pour les photos citées, et pour toute la passion de ce lieu qu’elle sait transmettre. Merci à Caroline, alors en stage, d’avoir suivi le parcours avec nous, bonne route Caroline !
Merci pour cette petite dédicace en fin d’article :)!
Je viens seulement de voir l’article et le trouve superbe.
Grâce à vous j’ai aussi découvert des choses!
Merci beaucoup Caroline, à bientôt ! Sophie
Ben dis donc, à la fin du XVIe, les agents immobiliers n’y allaient pas avec le dos du cuilleron !… (conseillés par un certain LeCouronné, sieur De La Place ? à moins que je ne me trompe de siècle) — Bel épisode que celui où les nécessités politiques donnent de l’ampleur au « paraître » : c’est particulièrement savoureux dans une forteresse de défense où la « force » aurait pu sembler le seul argument de poids… Encore une belle épopée par delà les millénaires et au travers des arbres généalogiques !… Bravo !
Merci Line !
Toujours très intéressant Sophie. J’ai beaucoup apprécié et la cuisine transférée c’est du matériel;) Bonne soirée
Merci Jackie !
Tu pourrais faire une superbe guide pour cet été !!
biz
Merci Karine ! J’ai inventé le métier de « Tour de Cuisine Operator » !
merci pour cette leçon d’histoire! j’ai placé dans ma « to do visit »!!
Merci Pompon !