Il y a quarante ans l’Assemblée Nationale française votait la loi Simone Veil, qui dépénalise et encadre l’avortement dans notre pays. Il ne s’agissait pas d’inciter ou de banaliser, mais simplement de ne plus ajouter de drame à ce choix (si l’on considère que cela peut en être un) toujours douloureux et tragique.
En tant que lieu de vie, longtemps pièce unique d’une habitation, la cuisine fût aussi le théâtre de ces « affaires de femmes ». Parce qu’on y trouvait le feu, pour faire bouillir de l’eau, une table, des instruments tristement utiles dans ces cas-là, mais aussi parce que cela reste une histoire de femmes ; les témoignages poignants sur ces « avortements de cuisine » ne sont pas rares.
Le 26 novembre 1954, quelque part en France.
C’est peut-être mieux comme ça. De toute façon, pour mes parents, le deuil sera moins lourd et moins long à porter que le déshonneur.
Je les vois tous là, à tourner autour de moi, autour de cette table de cuisine ; c’est fini. Ils m’avaient bandé les yeux pour que je ne puisse pas les reconnaître plus tard. Chacun sa honte après tout. Sans doute aussi était-ce préférable que je ne puisse pas voir leurs regards. Peu importe ma décision, à partir de maintenant cela n’aurait été que jugements et humiliations.
Maintenant je les vois. Si pâles. Tiens, la femme du maire enfonce les draps dans la bassine d’eau bouillante. Ma tante pleure assise par terre devant la cuisinière, que fait-elle ici ?
Ils me jugeaient ? Je crois qu’ils n’ont plus que de la pitié. Qu’ils la gardent, pour une autre, pour la prochaine sans doute.
Au moins, je ne sens plus rien maintenant. Je ne sens plus les aiguilles dans mon ventre, telles des lames de rasoir qui m’écorchent au plus profond, déchiquetant mon cœur et mon âme bien plus que mes entrailles. Je ne sens plus non plus ce dégoût de moi-même, de mon être tout entier. Une fois sur cette table, j’aurais préféré me séparer de moi plutôt que de lui. Mais je n’ai rien pu dire. Ce choix c’était le mien, je le sais, mais qui peut avoir la force de décider d’être là sans renoncer à soi ?
Vivre avec cette douleur perpétuelle et avec ce dégoût, ou ne pas vivre. Drôle de choix… celui-là au moins je n’aurais pas eu à le faire.
Je me souviens de ce conte d’Andersen, la Petite Sirène. Elle voulait voir le monde des hommes, elle voulait être libre, danser, rire. Et pour avoir fait ce choix elle devait souffrir toute sa vie, pour chaque pied qu’elle devait mettre par terre, ressentir une vive douleur. Elle aussi est morte à la fin. Ce n’est donc qu’une question de temps…
Ne me pleurez pas trop mes chers parents, je sais désormais que vous ne m’auriez plus prise dans vos bras, enfin pas comme avant. J’étais heureuse, j’aimais ma vie. Ce que je préférais, c’était entendre le chant des oiseaux le matin juste avant de me lever, regarder le soleil disparaître sous les champs de blé, danser le dimanche jusqu’à sentir un peu de sueur dans ma nuque, et mon André.
Le 26 novembre 1974, à Paris, Simone Veil se lance devant 9 femmes et 481 hommes, députés :
« Je voudrais d’abord vous faire partager une conviction de femme. Je m’excuse de le faire devant cette assemblée presque exclusivement composée d’hommes. Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame. »
Whaou… fort! Poignant!!! Encore une fois, bravo pour cet article si bien écrit et qui nous fait frissonner…
En effet, nous vivons dans une société où on néglige trop facilement les acquis, et oublions ce qui se passe « ailleurs que dans nos cuisines »!!
Mais « la cuisine » restera aussi la pièce où se passent des heureux événements : les premiers pas de mes enfants (oui oui c’est vrai!!), les longues discussions avec des amis(es) autour d’un café, la joie de partager nos succès professionnels ou personnels avec notre famille etc…. Une pièce essentielle de la maison! D’ailleurs elle devrait être la pièce la plus spacieuse du foyer, pour qu’elle puisse « absorber » tout ça!!
Le témoignage est fort, très fort… et cependant simplement « réaliste » dans le quotidien des femmes de ces années-là… Et elles ont dû vivre ces terribles destins encore pendant 20 années… car c’est en novembre 1974 que Simone Veil, incarnant alors toutes les femmes, est montée à la tribune de l’Assemblée… Chère De Coquina, l’émotion était forte en relatant ces faits, et le doigt, dérapant entre les touches 5 et 7, témoigne la force du sentiment qui vous submergeait…